domaine de frévent

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samedi 30 mai 2015

Griffon, dragon, licorne et plante carnivore




Rien de tel qu’une promenade en forêt au clair de lune pour laisser dériver son imagination. Ça, c’est la version ‘soft’. Car sans clair de lune, dans le noir complet, il ne s’agit plus d’une dérivation imaginative, mais d’une intégration dans l’effroi absolu. Dans l’occultation, on met un pied devant l’autre en avançant doucement et en écoutant le bruit qui découle de l’écrasement de nos chaussures. On met les mains devant soi, le plus loin possible en allongeant les doigts pour sentir les obstacles bien avant qu’ils heurtent notre corps. Malgré les ténèbres, on garde les yeux grands ouverts pour analyser les ombres noires sur fond gris/noir et en interpréter la signification la plus réaliste possible. On écoute les bruits qui nous entourent et qui nous indiquent la présence de mouvement éventuel à proximité.


Dans cette atmosphère où je ne distingue plus la vraie vie, d’un sommeil profond de délires cauchemardesques, je tombe nez à nez avec un oiseau gigantesque. Celui-ci tente de m’arracher de la surface terrestre en me saisissant dans ses serres. J’attrape un bâton pour me protéger, mais il se casse par la violente mobilité de la bête en furie. Les branches s’agitent et se fracassent les unes aux autres sous les battements célestes de ses membres déployés. Je m’accroupis pour lui rendre la saisie plus difficile, mais je m’emmêle dans les ronces qui s’agrippent à moi et me lacèrent l’épiderme. Je profite d’un instant d’éloignement de l’animal pour me relever et courir à grandes enjambées à travers ce monde hostile que je discerne à peine. Il revient vers moi par l’arrière, je sens son souffle fétide sur moi pendant que son bec cherche à s’emparer de mon bras droit. J’évince sa prise qui se referme puissamment sur le haut de ma veste. Me sentant soulevé, je m’accroche à ce que je devine être un arbre jeune. La veste se déchire, le monstre hurle de colère et se repositionne en battant des ailes pour replonger sur moi et essayer de m’arracher à mon support. Dans son approche, sa queue vient me fouetter le visage. En levant la tête, j’entrevois dans le ciel obscur, arrivant derrière lui, deux autres créatures issues de la même mythologie. Ces trois griffons cherchent à se partager le festin de choix que je représente. Tandis que l’un, saisi mon buste par ses griffes, les deux autres s’emparent de mes jambes dans leurs becs. Ils m’écartèlent ainsi en s’élevant dans les airs. Je sens mes os craquer, se disloquer, mes muscles se déchirer….Je perds connaissance, je tombe à terre.

Sur un tapis d’humus mouillé, je me réveille brutalement, les montres sont partis. Un bruit subsiste cependant en fond sonore. Un ronronnement sourd et régulier. Je me relève et reprend ma marche à travers cette foule immobile que représente la végétation forestière. Mes mains viennent en contact avec une masse de viande chaude recouverte d’écailles.

                             

Je la sens se gonfler et se dégonfler lentement. La bête respire. Ne pouvant plus avancer je me déplace sur le côté en la longeant. C’est alors que derrière moi j’entends les branches se briser sous un mouvement brusque de l’appendice d’extrémité de la créature. Celle-ci se réveille, se lève sur ses courtes pattes crochues, puis de son long coup vient me présenter sa tête, les yeux bien ouverts comme pour me saluer. Elle me fixe un moment de sa pupille reptilienne luminescente. Une forte odeur de souffre se dégage de ses naseaux. Je n’ai pas confiance en cette bestiole imposante, alors je recule lentement en prenant du temps afin d’entrevoir un moyen de fuite. L’animal se replace, déploie ses ailes lentement et entrouvre la bouche laissant apparaitre sa dentition saillante. Cette fois, il est temps de courir vite, très vite. J’entame une course folle qui me heurte aux troncs, les branches me cinglent le visage tandis qu’autour de moi, la forêt prend feu et donne lieu à une lumière qui m’aide à me diriger vers une marre d’eau stagnante non loin de moi. Je m’y plonge pour échapper aux flammes du dragon en rage. Mais d’un coup de battement d’ailes, il revient sur moi et trempe sa longue gueule qu’il ouvre dans les lentilles de surface qui me recouvrent. Sous l’eau je sens sa dentition inférieure me soulever et sa mâchoire se refermer sur mon abdomen. Mes côtes et ma colonne vertébrale se brisent sous des craquements de compression. Mon sang se vide pendant que la tête du dragon me soulève hors de l’eau … Je perds connaissance, je retombe à terre.

Je me réveille et me retrouve pataugeant dans une vase de marre asséchée. Le monstre a disparu, le feu est éteint et l’obscurité est revenue. Je reprends mon avancée en forêt qui me conduit cette fois dans une clairière.

                               

Les nuages qui se dispersent laissent apparaître une lune bienveillante. Je retrouve un soupçon de vue dans ce voyage cabalistique. Je remarque un cheval blanc broutant de l’herbe grasse au milieu des hauts chardons et des grandes herbes fleuries. Je me mets en approche discrète et je le surprends. Levant la tête et cherchant à me regarder, le quadrupède me décline son identité de profil avec une longue corne rectiligne plantée sur son front. Il s’agit d’une licorne, posée là, au beau milieu de la forêt de Frévent. Je suis attiré vers elle comme le marin sur une sirène. Je m’avance doucement en lui parlant pour ne pas l’effrayer. La main en avant je tente de la toucher du bout des doigts, mais rien y fait, elle ne se laisse pas effleurer. Il est vrai que selon la légende, seuls les êtres pures, les vierges, peuvent l’approcher. Alors moi… Aucune chance, d’ailleurs elle me fuit, elle s’en va. Je coure après à travers la prairie pour la contempler encore un peu, puis elle disparait et s’enfonce dans le taillis…

                                  

Arrivé à l’orée de la forêt, je tente de traverser un entrelacement de plantes griffantes pour rejoindre le sous-bois et reprendre ma marche obscure. Des lianes retiennent mes pieds, des chardons, des ronces irritent ma peau. Alors je tombe à terre, dans un panier de crabe semble-t-il. Des mâchoires se referment sur moi. Une au pied, une autre au bras, je me débats mais elles ne lâchent rien. Mes vêtements se déchirent par les dents accrocheuses de ces végétaux que je ne connais pas. La puissance de serrage de leurs maxillaires n’est pas très forte, mais les lames de rasoir qui les bordent pénètrent dans ma chair. Dans la douleur je me retourne et c’est mon autre main qui se retrouvent immobilisé à son tour, puis mon autre pied. D’autres bulbes s’allongent et s’approchent de moi en ouvrant leur gueule béante. Une se positionne face à mon visage et d’un sursaut, l’englobe tout entier. Ma vision se fait rouge… Je perds connaissance.

C’est ainsi que baignant dans une légère transpiration, je me redresse en sursaut. Je suis assis sur mon lit et je regarde par la fenêtre. La pénombre de la nuit laisse entrevoir les nuages qui avancent lentement. Point de plantes carnivores autour de moi, point de dragons, griffons et licornes. Juste mon épouse qui dort d’un sommeil profond. Il est trois heures et je décide de me rallonger sur l’oreiller pour tenter un autre voyage. Je ne sais pas où mes pensées m’emmèneront pour continuer la nuit, mais cela ne sera pas sur le chemin de l’aventure précédente. Et si elles me conduisent en forêt, je veillerais à y déambuler le jour cette fois.


Hervé

mercredi 20 mai 2015

14 Mai 1925...



Les voitures convergent d’un peu partout en France pour se retrouver en un point de ralliement. Elles arrivent au domaine de Frévent en milieu d’après-midi. Leurs occupants souhaitent arriver un peu plus tôt pour organiser une surprise. Petits et grands sont venus jusqu’ici avec un objectif : Entourer chaleureusement la mamie à qui on va fêter l'anniversaire. Leur point commun étant le lien du sang, ils se connaissent tous de longue date et sont heureux de se revoir. Sur le parking, ils se regardent, s’embrassent et en oublient le temps maussade. Les discussions s’entament dans l’enthousiasme des retrouvailles en prenant possession des chambres.


Peu de temps après, la doyenne arrive et sort de la voiture, la canne en avant. Au bras de sa fille, elle marche par petits pas, doucement, en soulevant péniblement chaque pied. Elle reconnait le lieu, mais ne sait pas encore où va la mener cette marche. C’est alors qu’un arrière-petit fils arrive, puis un deuxième, la joie l’emporte. Les rires et les sourires fusent, les étreintes aussi. Puis viennent à sa rencontre tous les autres. Ses petits-enfants déjà parents, ses enfants devenus grands-parents et leurs conjoints, fidèles compagnons depuis si longtemps. Son cœur se met à battre plus fort, ses yeux se troublent et ses mains se mettent à trembler. Ce tsunami d’affection qui l’entoure soudain lui réchauffe le cœur. Elle perd pied, quitte ce monde pour entrer dans une phase d’allégresse. Elle se rend compte qu’ils sont venus, qu’ils sont tous là pour lui montrer qu’elle n’est pas seule en ce jour que bien peu, nés le 14 mai 1925, ne connaissent. C’est finalement bien entouré qu’elle passe la porte du gite pour venir s’assoir dans un fauteuil confortable d’où elle ne se lèvera plus que pour aller se coucher. (Peut-être pour un petit pipi quand même !)

Malgré l’appareil auditif, la paire de lunettes, les sens ne sont plus assez vifs pour être attentif à tout ce qui se passe autour d’elle. Alors elle capte à son rythme, les informations les plus prononcées, comme ce nouveau-né que l’on place dans ses bras et qui n’est autre que sa dernière petite fille. Elle en a tant bercé de ceux qui sont aujourd’hui debout et qui s’agitent devant elle, que tenir une quatrième génération ne l’impressionne pas. Le bébé et la vieille dame se regarde dans les yeux, l’un est trop jeune pour comprendre ce qu’il voit tandis que l’autre retrouve là, des sensations éprouvées plusieurs fois au cours de son existence. Mais cet enfant sera différent des précédents. Il n’aura pas l’occasion d’être formé aux nombreuses dictées qu’elle a dispensées aux autres générations et dont j’ai moi-même bénéficié il y a longtemps. (C’est un peu grâce à elle s’il n’y a aucune faute dans ce texte !)

L’assemblée se détend, la température ambiante monte et un brouhaha inonde la salle. Le champagne arrive et remplit les coupes. Tout le monde trinque aux 90 ans de mamie. Les discussions se succèdent et les souvenirs s’accumulent. Chacun passe la voir pour évoquer un moment de vie passé à ses côtés et qui a marqué son existence. Les enfants s’amusent, courent dans la pièce et font du bruit devant elle. Elle les regarde avec bienveillance, en souriant et ne s’en agasse nullement. A son âge on tolère tout même si c’est fatigant. Les esprits s’échauffent accompagnés de bonnes rigolades. Certains, verre à la main, commencent à faire le show ici et là. Mamie est fière de voir la complicité qui unie les siens.

Soudain, un voile gris descend sur cette image colorée. Il vient opacifier légèrement la vision du moment. Alors les traits de son visage se tendent, se durcissent, le regard s’absente un instant. Sous l’information apportée par son cortex cérébral toujours très actif, elle se met à penser à tous ceux qu’elle a laissés derrière elle. En commençant par son époux, décédé il y a plusieurs années et qui l’a laissé toute seule, dit-elle. Puis ses propres parents, ses frères et ses sœurs disparus depuis longtemps. Elle pense à toutes les difficultés traversées et qui ont jalonnés sa vie pour arriver cet âge avancé. Il y a eu les maladies, les difficultés économiques, les évènements tragiques qui lui laisse un gout amère de plusieurs expériences vécues. Tout n’a pas été rose même si elle a tendance à ne garder en souvenir que les meilleurs moments.

Alors la couleur revient vite et son visage s’illumine. Les verres se vident pour se remplir à nouveau, ce soir c’est la fête et tout le monde aura sa chambre sur place. Les joues sont rouges et les rires éclatants. Mamie a envie d’une petite cigarette, ses enfants l’installent sur la terrasse. Pendant que la tige se consume, c’est dans un nuage de fumée, qu’elle nous délivre calmement une histoire. Ceux qui se trouvent dehors avec elle, l’écoute avec attention. L’exaltation fait place à un doux moment de relaxation.

Puis elle retrouve son fauteuil dans le gite car la nuit tombe et le diner commence. Il s’agit d’un cocktail, alors les plats garnis de toast circulent dans l’assemblée et passent par ses mains flétries. Sans grand appétit elle parvint à gouter à tout jusqu’au dessert. Pendant que les ventres se rassasient, les groupes se forment et se déforment dans la pièce. Elle observe ce jeu et s’amuse à discerner les affinités de chacun. Le gâteau est installé sur la table. Il ne sera jamais assez gros pour être à la hauteur de toutes ces années passées, mais bien assez pour célébrer l’évènement. Elle se lève, accompagnée de ses enfants, pour souffler les nombreuses bougies. Sous le déclenchement des flashs et des obturateurs, les appareils photos immortalisent le moment.
C’est en dégustant ce dessert que les cadeaux arrivent, remplient de bonnes intentions pour lui faciliter le quotidien ou décorer son cadre de vie.

Il est minuit, la soirée prend fin. Toujours très encadrée, elle prend la direction de sa chambre. Sur la table dégarnie, des tâches impriment la nappe blanche au milieu duquel il reste des plats vides et des bouteilles entamées. La vaisselle salle s’est amoncelée sur la paillasse près de l’évier. Posés ici et là, les quelques verres à moitié vide sont les derniers reflets d’une fête qui vient de se terminer. On éteint les lumières.

Mamie se couche enfin et se renferme dans un silence devenu naturel. Plongée dans le noir, elle s’endort doucement en revoyant défiler cette soirée animée par tous ceux qui sans elle, n’auraient jamais existé.


Hervé

samedi 9 mai 2015

C'est la mousson...


Cette vaste étendue de pelouse bien verte ne demande qu’à être tondue. L’herbe est haute mais il est difficile de trouver une fenêtre météo pour la couper. Il faut quatre à cinq heures au printemps pour venir à bout de cette tâche hebdomadaire.

Avec la pluviométrie de ces derniers jours, le sol est trempé et pourtant, il faut passer. Je profite d’un coup de vent sans pluie cet après-midi pour mettre fin à douze jours de croissance herbacée.


Après le déjeuner, je protège mes oreilles du bruit et je démarre le tracteur... Accélérateur à fond, plateau de coupe embrayé, les trois lames se mettent en rotation pour aspirer, sectionner et éjecter ce qui se présente face à elles. Me voilà parti pour cinq heures de rodéo. Pied légèrement appuyé sur la commande de vitesse, je fixe un point sur l’horizon et y cale le nez de l’engin pour un premier passage rectiligne. La tondeuse laisse derrière elle la trace nette, couleur ‘vert tendre’ d’un gazon coupé raz. Celle-ci sera vite recouverte par une projection d’herbe venant de la tonte du sens inverse. Moi, lunettes de soleil posées sur le nez (bien inutile par ce temps nuageux) j’ai l’œil fixé sur la petite roue du plateau de coupe que je cale sur la trace du passage précédant. Mais très vite il y a bourrage et des paquets d’herbes mâchées se détachent sur le damier. Le tracteur semble rouler sur l’eau. Ces roues, chargées de terre et de gazon mouillé, laissent des empreintes de leur passage. Les conditions ne sont pas réunies pour faire un travail propre, mais il faut finir avant la prochaine pluie qui sera là dès ce soir.

Au fur et à mesure des allés retours, mon regard s’égare dans des pensées multiples. Heureusement, les secousses sont là et les obstacles aussi, pour me maintenir éveillé. Déjà, le dos agité dans tous les sens, accuse quelques douleurs. Les muscles qui le maintiennent droit se contractent en réaction au moindre dénivelé du sol. Ils se fatiguent, s’échauffent, perdent de leur souplesse. Les jambes et les bras leurs viennent en aide. Sans essoufflement, c’est le corps tout entier qui s’épuise dans la monotonie de l’action.

J’arrive à un passage délicat chargé en arbustes de différentes tailles, placés çà et là en désordre devant moi. Marche avant et marche arrière s’enchainent tout doucement pour limiter le patinage. Délicate manœuvre à droite, puis à gauche pour tondre au plus près des arbres. Manipulations énergiques qui apportent momentanément un peu de réchauffement.
Un peu plus loin, dans une combe gorgée d’eau, l’herbe est grasse et dense. Le régime du moteur diminue légèrement et devient plus sourd. Le tracteur peine à avaler cette matière verte qui s’agglutine sous le carter de coupe avant d’être éjectée. Des vibrations se ressentent dans le volant et une légère fumée noire sort du pot d’échappement. Comme pour un humain en pleine effort, la machine doit ralentir si elle veut tenir la cadence. Alors je lève le pied pour diminuer sa vitesse d’avancement et lui permettre de reprendre son souffle.

Je parcours ainsi des kilomètres sur ce cheval de fer en dessinant des méandres sur le tapis végétal. Semaine après semaine, cela me permet de contempler et d’examiner à partir de différents points de vue, l’ensemble de mon espace de vie.

L’après-midi passe et quelques gouttes de pluie font leur apparition sur le capot. Il est temps de s’arrêter. Je place le tracteur devant la cuve à fioul pour refaire le plein et je coupe le moteur. Par une extension de mes membres inférieurs, je me lève en enjambant le siège et me retrouve debout après cinq heures de soubresaut. Mes articulations craquent, mes tendons manquent de souplesse et c’est avec quelques douleurs que je parviens à me remettre en mouvement. La démarche est lente et saccadée, le dos est voûté et rencontre des difficultés à reprendre sa verticalité.

Appuyé sur un poteau, pendant que mon réservoir se remplit, je regarde cette surface verte dépourvue à présent de petites fleurs. Je remarque des traces de roue plus ou moins appuyées selon l’endroit ainsi qu’une couche irrégulière d’herbe coupée qui vient de sécher sous l’effet du vent. Il restera de cet épisode une tonte imparfaite que le temps, j’espère se chargera de réparer. La pluie peut reprendre maintenant, car le prochain passage ne se fera pas avant la semaine prochaine… Quoique, peut-être un peu avant pour éliminer plus rapidement les stigmates de cette aventure imbibée.


Voilà bien d’ailleurs, le seul objet à retenir de ce feuillet un peu fade. Pourquoi le publier me direz-vous ?… et bien pour laisser une trace de ce que fut la météo en ce début du mois de mai 2015. C’était la mousson, ici au Domaine de Frévent et cela ne nous a pas empêché d’entretenir la pelouse.

Hervé